Le socialisme contre la colonie ?
Le socialisme contre la colonie ?
23 Ces « affaires » ne touchent pas seulement Béni-Saf, et pareillement des militants socialistes sont inquiétés en d’autres lieux du département, à Oran, Sidi-Bel-Abbès ou Saint-Lucien. Au milieu des années 1930 cependant, la vigueur retrouvée du communisme détourne l’attention de l’administration. Mais le maire de Béni-Saf n’est pas encore au bout de ses démêlés avec la justice. Quelques jours à peine après sa réélection, en mai 1935, il est arrêté et emprisonné, accusé d’avoir falsifié des cartes de chômeur à la Bourse du travail[1]. En fait, privé d’un mandat de 20 000 francs destiné au fonds de chômage de la commune et bloqué depuis trois mois à la préfecture, il a recouru à un emprunt pour pouvoir payer les indemnités[2]. Un autre conseiller municipal, Jean Mirailles, piqueur au service vicinal de la commune, secrétaire du syndicat CGT des employés municipaux de la ville[3], est également arrêté[4]. Après plusieurs semaines de détention, ils sont tous deux mis en liberté provisoire[5]. Pour la fédération SFIO, la cause est entendue : la petite ville socialiste de Béni-Saf fait encore les frais de l’arbitraire d’une justice coloniale soumise à la « réaction ».
24 Comment expliquer ce qui apparaît comme un acharnement ad hominem ? Gonzales est le premier maire socialiste d’Algérie depuis la première guerre mondiale, et un actif secrétaire de syndicat. Mais on peut douter que ces activités expliquent à elles seules une telle hostilité. Au-delà de son rôle dans le milieu européen, ce que l’administration peut le plus craindre de sa part est son action auprès des « indigènes ». L’époque est à l’essor des mouvements nationalistes algériens, nés autour du Centenaire de la colonisation : Association des ‘ulamā musulmans d’Algérie (AUMA)[6] et Fédérations des élus musulmans d’Algérie[7] sont les plus représentés dans le département, tandis que l’Étoile Nord-Africaine de Messali Hadj est encore essentiellement implantée en métropole [8]. Or Gonzales est soupçonné de protéger l’activité de nationalistes algériens dans sa commune.
25 Un groupe de militants se réunit régulièrement le soir dans la boutique d’un boucher de la ville. Lecture et commentaire y sont faits à haute voix du journal de l’AUMA, La Défense, ainsi que de « périodiques d’opinions subversives » [9] fournis par le secrétaire auxiliaire de la mairie. Ce dernier les récupère à l’Hôtel de ville : il s’agit probablement de la presse socialiste et syndicale métropolitaine. De plus ces hommes prennent lors des élections locales à titre « indigène » le parti des candidats opposés à l’administration, proches de la Fédération des élus. Or selon le commissaire, le maire de Béni-Saf « pistonne » le jeune Berkane pour qu’il échappe à la conscription et ferme les yeux sur son activité politique.
L’arrestation de Gonzales, un mois après la rédaction de ce rapport sur son soutien discret à ce que le commissaire qualifie de « campagne anti-française », est sans doute liée à ces soupçons.
26 Gabriel Gonzales, en tant que maire et secrétaire du syndicat des mineurs, s’est en outre assuré une véritable popularité dans l’électorat colonisé, que la réforme Jonnart de 1919 a créé pour les collèges locaux. Il a défendu, au conseil national de la fédération CGT du sous-sol à Marseille en octobre 1929, l’extension de la loi sur les accidents du travail à tous les travailleurs d’Algérie[10]. Il intervient également, en 1937, auprès du Gouvernement général pour plaider l’obtention de droits syndicaux pour les Algériens[11]. Il prêche la solidarité transcommunautaire dans les luttes, et on voit des ouvriers se rendre au «marabout » voisin pour « jurer fidélité au syndicat»[12]. Preuve de sa popularité, le comité local du Congrès musulman algérien [13] lui offre, à sa création en juin 1936, la présidence d’honneur[14]. Enfin en 1937, il est élu conseiller général à titre « indigène », recueillant 64 % des suffrages exprimés dès le premier tour, face à un candidat de statut civil « indigène »[15]. C’est une première pour un socialiste européen à l’échelle de l’Algérie entière, et le simple fait de se présenter constitue un défi à l’ordre colonial. Mais la collusion entre socialisme et nationalisme est loin d’être avérée. Gonzales ne s’illustre nullement par un soutien explicite à la cause nationaliste même si, au diapason de la SFIO du département, il soutient le projet Blum-Violette d’accès d’une élite algérienne à la citoyenneté, et un certain nombre de réformes dont la suppression du Gouvernement général et des Délégations financières. Ce sont pourtant bien ses accointances avec les mouvements revendicatifs de la population colonisée, à la portée vraisemblablement exagérée par l’administration, qui déclenchent une nouvelle vague d’hostilité contre sa personne.
27 L’étude de la vie politique de Béni-Saf restitue des tendances que l’on peut observer plus largement à l’échelle du département d’Oran et de la colonie. Les difficultés que connaît la SFIO en Algérie y sont exacerbées, mais pas uniques. Les liens tissés entre le socialisme européen et le nationalisme algérien naissant, objets des craintes de l’administration, sont tout sauf évidents et avérés. On peut lire à travers les diverses affaires qui secouent Béni-Saf, durant les années 1930, la montée d’un sentiment paranoïaque de l’administration coloniale[16], visant toute tentative de remise en cause, même à la marge, du rapport de domination instauré au détriment des colonisés. En outre, la vie politique de Béni-Saf sous municipalité socialiste se trouve au carrefour de circulations méditerranéennes caractéristiques de l’Algérie sous domination impériale. Située dans un département français marqué au sceau de l’exceptionnalité coloniale, la ville de Béni-Saf est liée à l’Espagne par sa culture, ses rituels et son imaginaire. Son maire incarne le socialisme en terre algérienne, le combat pour les droits sociaux et politiques de tous ses habitants, y compris « indigènes », ainsi qu’une identité européenne mêlée, entre apports français et espagnols, que l’on baptisera bientôt de « pied-noire »[17]. C’est ainsi qu’il est perçu par les autorités locales, religieuses et publiques, qui s’en prennent à lui de façon disproportionnée, visant bien au-delà de sa personne. C’est ainsi qu’il l’est également par les socialistes métropolitains, qui en font une figure symbolique de l’Algérie telle qu’ils ont envie de l’imaginer : socialiste, mixte et fraternelle. Il l’est enfin pour ses administrés, ce qui explique l’ampleur des mobilisations en sa faveur, de la pétition à l’émeute. À travers lui, c’est leur identité singulière qu’ils construisent, affirment et défendent.
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Notes :
[1] « Gabriel Gonzales qui est innocent demande à se défendre ! », Le Semeur, 1er juin 1935, p. 1.
[2] Marius Dubois, « Libérez Gonzales ! Libérez tous les emprisonnés ! », Le Semeur, 1er juin 1935, p. 1.
[3] Rapport sur la situation des syndicats de la préfecture, Oran, 21 décembre 1934, ANOM, Oran, 424.
[4] « Mitraillés Jean arrêté ! », Le Semeur, 1er juin 1935, p. 1.
[5] « Gabriel Gonzales est mis en liberté provisoire », Le Semeur, 13 juillet 1935, p. 1.
[6] James McDougall, History and the culture of nationalism in Algeria, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2006.
[7] Julien Fromage, Innovation politique et mobilisation de masse en « situation coloniale » : un «printemps algérien » des années 1930 ?, Thèse de doctorat, sous la direction d’Omar Carlier, EHESS, 2012.
[8] Omar Carlier, Socialisation politique et acculturation à la modernité : Le cas du nationalisme algérien (de l’Étoile Nord-Africaine au Front de Libération nationale, 1926-1954), thèse de doctorat, sous la direction de Jean Leca, IEP de Paris, 1994.
[9] Rapport du commissaire de police au préfet d’Oran, Béni-Saf, 3 avril 1935, AWO, 1F, 275.
[10] H. B., « Gabriel Gonzalès, maire de Béni-Saf », Le Semeur, 9 avril 1930, p. 1.
[11] Lettre de Gabriel Gonzales à Firmin Panissal, Béni-Saf, 29 mars 1937, Institut CGT d’histoire sociale (IHS-CGT), 74, 1, 101.
[12] Paul Schmitt, « Le syndicat des mineurs », dans L’album de Béni-Saf, op. cit, p. 136.
[13] Claude Collot, « Le Congrès musulman algérien », Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, vol. XI, no 4, décembre 1974, p. 71-161.
[14] Tableau des comités locaux du Congrès musulman dans le département d’Oran, CIE, Oran, 28 avril 1937, ANOM, Oran, 90.
[15] Rapport du préfet, Oran, 23 novembre 1937, ANOM, Oran, E214.
[16] Ann Laura Stoler, Along the Archival Grain : Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton University Press, 2009.
[17] Anne Dulphy, Entre l’Espagne et la France, l’Algérie des pieds-noirs, Paris, Vendémiaire, 2014.
Le conseil municipal de Béni-Saf dans les années 1930
(Gabriel Gonzales est au premier rang au centre)
Photo
Source : L’album de Béni-Saf, Association des Beni-Safiens, Auneau, 1988.
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