Béni-Saf Bl@di

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Mobilisation contestataire et traditions festives ...

14 Aussitôt la nouvelle de l’incarcération du maire connue, l’émotion gagne la ville : les milieux ouvriers bruissent de la rumeur d’une arrestation politique, destinée à « influencer les élections [municipales partielles] qui doivent avoir lieu à Oran » le mois suivant [1]. Les membres de la section menacent immédiatement d’engager une campagne de presse et de demander l’intervention de Paul Faure au Parlement [2]. Le 1er   février 1931, la section se réunit pour formuler un ordre du jour de protestation, transmis au préfet : elle qualifie de «provocation inqualifiable» l’arrestation de Gonzales et demande sa libération immédiate [3]. Cette demande est rejetée quelques jours plus tard[4]. Le commissaire note que le maire incarcéré prend « figure de victime » [5] dans la ville. En effet, la mobilisation s’amplifie et une pétition commence à circuler [6]. Jusqu’au Populaire se fait écho de «l’affaire» et reproduit l’ordre du jour de la section de Béni-Saf voté deux semaines plus tôt [7]. La campagne de presse porte ses fruits : deux jours plus tard, Gonzales est mis en liberté provisoire [8].

 

15 Le retour du « petit maire socialiste » [9] dans sa ville, après plus de deux semaines d’incarcération, est triomphal. Il coïncide avec la tournée du propagandiste socialiste Lucien Roland en Algérie, et les militants de la fédération en profitent pour faire de sa libération un véritable événement. Le maire rentre dans sa ville au bras de l’envoyé métropolitain, à l’heure du déjeuner. Depuis le départ matinal des hommes à la mine, femmes et enfants l’attendent sur le seuil des portes. À son arrivée, il est conduit dans un café pour un grand apéritif [10]. Puis les «hurlements de la sirène» retentissent pour rappeler les travailleurs, tandis que Gonzales est escorté par la foule jusqu’à son domicile[11]. À 18 heures, la section de la SFIO organise une grande réunion publique [12]. Une foule se presse à la sortie de la salle : après le meeting, vient l’heure du défilé.

 

16 Le cortège, composé d’hommes, de femmes et d’enfants, s’ébranle derrière le drapeau rouge de la section et parcourt les rues de la ville au chant de l’Internationale, en criant « Vive Gonzales ![13].

La nuit s’éclaire des flambeaux et lampions brandis par les manifestants, ainsi que des feux de Bengale déclenchés à leur passage. Le commandant de la 5e compagnie de gendarmerie d’Oran, appelé pour constituer des renforts en cas de débordements, estime la foule à 2 000 personnes, soit un habitant sur six[14]. La manifestation populaire triomphale fait forte impression sur Lucien Roland, qui lui dédie sa «chronique oranaise» dans Le Populaire quelques jours plus tard. « Il m’est doux d’entendre le chant du vieux Pottier s’envoler des rives africaines…», s’émerveille-t-il, peignant le tableau d’une population enthousiaste et unie, « Arabes » et Européens côte à côte [15]. Les rapports de surveillance signalent certes une participation de la population colonisée à la manifestation, mais bien plus minoritaire que le propos de Roland ne le laisse accroire.

 

17 Les éléments du rituel militant socialiste de Béni-Saf se confirment. Ils s’enrichissent, dès le lendemain de la libération du maire, d’une appropriation originale des traditions festives et populaires de la commune. L’élargissement de Gonzales tombe en effet à la veille de Mardi gras. Or les émigrés d’Espagne et leurs enfants perpétuent sur le sol algérien la tradition ibérique du carnaval. Comme en Andalousie, durant toute l’année, les événements de la ville donnent lieu à la rédaction de chansons satiriques, appelées « chirigotas », chantées dans la rue le jour de Mardi-gras par des fanfares dites « murgas » [16].

Le 17 février 1931, une quinzaine de jeunes militants de la SFIO, foulards rouges noués autour du cou, se juchent sur un camion pour parcourir la ville. S’arrêtant devant les cafés où s’amasse la foule, ils entonnent l’Internationale puis des couplets en espagnol.

Saisissant l’occasion pour manifester leur protestation sur le registre carnavalesque et charivaresque, ils perpétuent un rite d’inversion des rôles propre également à la culture ouvrière française, notamment dans les pays miniers [17]. Le commissaire, alerté par les cris de la foule, comprend qu’il s’agit de « chants séditieux faisant allusion à l’affaire Gonzales »[18]. Il demande alors au groupe de lui remettre le cahier à couverture rouge contenant les paroles. Ils s’exécutent, mais la foule déçue et échaudée suit le nouveau détenteur du cahier jusqu’au commissariat. Cinq minutes plus tard, ils sont mille à se presser, menaçants, devant le bâtiment, « envahissant même les fenêtres » [19]. Réclamant le cahier à grands cris, la foule refuse de se disperser, malgré l’intervention du commissaire secondé par cinq agents de police. Incapable de calmer la foule, le commissaire fait venir les jeunes militants et les menace de poursuites s’ils ne dispersent pas la manifestation. Ceux-ci obtempèrent et entraînent la foule loin du commissariat. De nouveau, comme la veille, la participation est spectaculaire et démontre un soutien massif de la population à son maire.

 

18 La traduction en français des chansons effectuée par le commissaire de police, si elle empêche de saisir toutes les nuances du texte original, permet de se faire une idée des sentiments des manifestants et des motifs d’enthousiasme de la foule. Les coplas invoquent la mémoire du père de Gonzales, «brave travailleur» sur les terres de la  compagnie minière, et rappellent la date de sa mort, « jour très malheureux ». Elles défendent le « maire ouvrier », «un homme propre» et victime d’injustice, dont la compagnie « bouffie d’orgueil et d’ambition » cherche à se venger, jalouse de son succès politique : « Notre maire est maintenant libre parce qu’il était innocent, et toi chouette horrible, que ta tête soit coupée ». La manifestation populaire est bel et bien prétexte à une contestation radicale de l’ordre politique et social.

 

19 Ainsi les chansons prennent aussi un tour plus général, s’en prenant à certain « lâche bourgeois » ayant critiqué le maire, à l’« épouse d’un bourgeois » qui aurait manqué de respect à un ramasseur d’ordures, mais aussi aux « religieuses maudites […] qui parlent mal des socialistes ». La critique de l’Église et de la bourgeoisie rappelle les termes qui animent alors le débat politique de la proche Espagne. Les socialistes s’y sont alliés quelques mois plus tôt avec les républicains pour mener le processus de transition vers la République, alors en passe d’aboutir [20]. De l’autre côté de la Méditerranée, le lien avec l’Espagne est maintenu par une population européenne largement d’origine ibérique, à travers les réseaux familiaux et la lecture de la presse. Un grand meeting suivi d’un défilé de 800 personnes derrière les drapeaux rouge, français et espagnol, est d’ailleurs organisé quelques semaines plus tard à Béni-Saf pour célébrer l’avènement de la Seconde République [21]. Les chansons du carnaval 1931 lient ainsi les thèmes locaux à un contexte plus large, dépassant le cadre de la colonie. À travers la figure du maire, elles défendent le socialisme et la culture ouvrière. Les militants de la petite cité minière disent aussi, dans ce rituel festif, leur fierté de représenter une exception en Algérie : « Vive Béni-Saf la rouge ! Vive notre belle cité ! Vivent nos belles roses qui poussent au bord des flots ! »[22].

 

20 Le maire, contre lequel les poursuites sont abandonnées, et la section SFIO sortent renforcés de cette affaire. Le soir du 14 juillet suivant, une manifestation aux flambeaux est organisée par le Parti socialiste. Composé d’environ 1 200 personnes, le cortège s’arrête devant le domicile de Gonzales pour lui rendre hommage[23]. Un an plus tard, Béni-Saf est le théâtre de nouveaux affrontements entre la SFIO et les autorités. Le 13 février 1931, la socialiste métropolitaine Louise Saumoneau, en voyage de propagande, se rend dans la commune pour donner une réunion publique au marché couvert, devant 800 personnes dont 300 femmes. Le lendemain, la section organise, comme elle en a désormais l’habitude, un défilé dans les rues escarpées de la ville, « bannières rouges au vent »[24], avant d’aboutir sur la place du marché où les escaliers servent d’estrade de fortune aux orateurs. Le commissaire de police, nouveau à ce poste, décide alors de verbaliser Gabriel Gonzales pour l’organisation d’une réunion non autorisée sur la voie publique[25]. Puis le lendemain matin il arrête un maçon de 21 ans [26] qui à la fin du meeting aurait crié « Vive la Révolution ! » en brandissant le drapeau rouge de la section SFIO[27]. Le commissaire n’agit pas par hasard: il sait que le jeune homme est chargé, cette année-là, de la rédaction des chansons de carnaval, or Mardi-gras tombe le lendemain. C’est en connaissance de cause que le commissaire arrête le jeune militant, qu’il a déjà convoqué sans succès au commissariat à deux reprises, et qu’il juge animé d’un «esprit à idées extrémistes». Il suggère même son « expulsion du territoire national », du fait de ses deux parents étrangers, alors même que, selon la loi de 1889, né en Algérie de parents européens il est français.

 

21 L’arrestation du jeune homme donne le signal d’une nouvelle vague de mécontentement populaire. Aussitôt la section socialiste se mobilise. La gendarmerie la croit forte de 500 personnes[28], prenant sans doute en compte l’ensemble de ses sympathisants. Un an après l’arrestation de Gonzales, la protestation se remet en branle selon les mêmes codes. La manifestation a lieu le soir même de l’arrestation. 500 personnes dont bon nombre de femmes et d’enfants encerclent le commissariat, chantant l’Internationale et criant « Liberté ! Liberté ! ». Les manifestants tentent d’y pénétrer, lançant des pierres contre le bâtiment. Ils réussissent à forcer l’entrée mais sont aussitôt expulsés. Une heure et demie durant, ils font le siège du bâtiment, bientôt rejoints par curieux et sympathisants parmi lesquels 200 Algériens environ, qui prennent part aux chants et aux cris[29]. La foule est alors d’un millier de personnes environ. Lorsqu’elle tente de nouveau de forcer la porte du commissariat le sous-préfet, venu négocier avec le maire pour empêcher une manifestation et qui s’y trouve reclus, demande l’intervention de la gendarmerie. Le signal de la bagarre générale est donné : pendant une heure, manifestants et forces de l’ordre s’affrontent à coups de pierres et de crosses, la foule continuant à mitrailler portes et fenêtres du commissariat. Le caïd de Béni-Saf, qui vient approvisionner les assiégés, est agressé, les voitures des agents de police garées autour du commissariat vandalisées.

Finalement le sous-préfet fait appel à des renforts : c’est la menace de cette intervention qui disperse les manifestants, au bout de trois heures. L’affrontement se solde par de nombreux blessés, parmi les gendarmes, les policiers et les manifestants.

 

22 Le lendemain, le jeune maçon est mis en liberté provisoire par le procureur et la population calme sa fureur. Si le sous-préfet de Tlemcen voit dans ces événements la preuve de « l’état d’esprit déplorable » d’une partie de la population de la ville, influencée par les dirigeants de la commune[30], le préfet d’Oran se plaint quant à lui de l’attitude du nouveau commissaire. Il juge que celui-ci a manqué de prudence du fait de « sa connaissance encore insuffisante du milieu » dans lequel il vient d’être nommé[31]. La population de Béni-Saf a ainsi réussi à établir un rapport fait de respect et de crainte avec les autorités. Par l’intermédiaire de la figure populaire de son premier édile, une large partie de la population se montre solidaire d’un parti qui rythme la vie sociale et culturelle de la ville, autour de ses défilés, de ses chants et de sa fanfare, la Bénisafienne, dont nombre des membres appartiennent à la section. Le dispositif manifestant est loin d’être dépolitisé. Centré autour du défilé, du drapeau rouge, de l’Internationale, son répertoire fournit à la ville tout entière des symboles puisés dans la culture ouvrière française et espagnole. À travers la mise en place d’un dispositif manifestant rodé, la population affirme son identité spécifique[32]. La même mise en scène est reprise lors des 1er mai, ainsi qu’à la veille des élections municipales de 1935 [33].

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 Notes :

[1] Rapport du commissaire de Béni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Béni-Saf, 31 janvier 1931, ANOM, GGA, 2CAB1.

[2] Paul Faure, « La politique socialiste : Béni-Saf », Le Populaire, 17 décembre 1930, p. 1.

[3] Ordre du jour de la section SFIO de Béni-Saf, 1er février 1931, ANOM, Oran, 96.

[4] Rapport du commissaire de Béni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Béni-Saf, 5 février 1931,

ANOM, GGA, 2CAB1.

[5] Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 1er février 1931,ANOM, GGA, 2CAB1.

[6] Rapport du commissaire de Béni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Béni-Saf, 6 février 1931, ANOM, Oran, 96.

[7] « La propagande socialiste », Le Populaire, 14 février 1931, p. 6.

[8] Carnet de Lucien Roland, 16 février 1931, Institut français d’histoire sociale (IFHS), 14AS, 280.

[9] Paul Faure, « La politique socialiste : Béni-Saf », Le Populaire, 17 décembre 1930, p. 1.

[10] Rapport du commissaire de Béni-Saf, 17 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1.

[11] Lucien Roland, « Chronique oranaise », Le Populaire, 25 février 1931, p. 6.

[12] Rapport du commissaire de Béni-Saf, 17 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1.

[13] Id.

[14] Message téléphonique du commandant de la 5e compagnie de gendarmerie d’Oran au préfet, 17 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1.

[15] Lucien Roland, « Chronique oranaise », art. cit., p. 6.

[16] Association des Beni-safiens, L’album de Béni-Saf, op. cit. p. 184.

[17]Laurent Marty, Chanter pour survivre : culture ouvrière, travail et techniques dans le textile, Roubaix1850-1914, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982, p. 133-144.

[18] Rapport du commissaire de Béni-Saf, 18 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1.

[19] Id.

[20] Manuel Tuñon de Lara (dir.), Historia del socialismo español, t. 2 (1909-1931) et t. 3 (1931-1939),Barcelone, Conjunto Editorial, 1989.

[21] Compte-rendu téléphonique, anonyme, Oran, 4 mai 1931, ANOM, Oran, 95.

[22] Rapport du commissaire de police de Béni-Saf, 18 février 1931, ANOM, Oran, 96.

[23] Rapport du commissaire au sous-préfet de Tlemcen, Béni-Saf, 15 juillet 1931, ANOM, Oran, 81.

[24] Rapport du commandant de la section de gendarmerie de Tlemcen, 17 février 1932, Centre historique des archives nationales (CHAN), F7, 13085.

[25] Rapport du Préfet d’Oran au Gouverneur général de l’Algérie, Oran, février 1932, ANOM, Oran, 96.

[26] Rapport du commandant de la section de gendarmerie de Tlemcen, 17 février 1932, CHAN, F7, 13085.

[27] Rapport du commissaire de Béni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Béni-Saf, 15 février 1932, ANOM, Oran, 96.

[28] Rapport du commandant de la section de gendarmerie de Tlemcen, 17 février 1932, CHAN,F7, 13085.

[29] Rapport du sous-préfet de Tlemcen au préfet, Tlemcen, 16 février 1932, ANOM, Oran, 96.

[30] Id.

[31] Rapport du Préfet d’Oran au Gouverneur général de l’Algérie, Oran, février 1932, ANOM, Oran, 96.

[32] Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008,p. 96.

[33] Rapport du commissaire de Béni-Saf au sous-préfet de l’arrondissement de Tlemcen, Béni-Saf, 1er mai 1935, Archives de la wilaya d’Oran (AWO), 1F, 275.

 

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Meeting de protestation en soutien à Raoul Vignaux, 1929

 

Photo

Source : L’album de Béni-Saf, Association des Beni-Safiens, Auneau, 1988.



19/01/2020
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